De morceau en morceau, le concert avance. Certes, on a oublié les recommandations tant et tant serinées en répétition, mais seuls le trac et l'émotion en sont la cause. Le chef se démène comme un gros ours. Se rend-il compte que ce gros dirigeable est ingouvernable ? En toutes circonstances, il est inquiet : "que vont-ils me faire maintenant ?". Et cependant, la musique s'écoule, agréable. A l'entendre, on dirait que tout est bien réglé et que chacun sait parfaitement sa partie.
On parvient ainsi jusqu'à l'entracte. C'est un moment particulier. On est encore tout imprégné des sons que l'on a produits, tout fourbu des efforts que l'on a fournis, c'est un moment de détente, mais pas vraiment : l'angoisse de la suite règne encore. Le chef tente bien quelques compliments de circonstance (à cet instant précis, il ne peut déverser toute la fureur qui stagne en lui), il tente de rassurer : "c'était bien les altis, vous n'avez presque pas baissé ... les basses, pas trop fort ... les sopranes, vous pouvez vous lâcher". "Et nous ?"s'inquiète un ténor. "Vous faites comme vous pouvez" répond le chef ! Mais déjà le public a repris sa place dans la salle. Il faut y retourner. Le chef compte ses troupes, car c'est toujours ce moment que choisissent les femmes pour aller faire pipi.
Finalement la deuxième partie se déroule tant bien que mal et, enfin, le terme de la prestation arrive. Beaucoup se relâchent déjà. Le plus dur est passé. Il ne reste plus que le grand final qu'on a répété tant de fois qu'on le connait par coeur. Déjà le chef se détend. Un semblant de sourire se dessine sur son visage déconfit. Puis il se reprend "leur redonner confiance, les tenir concentrés jusqu'au bout". Il donne alors la note et dans une ultime impulsion, chacun se précipite sur l'accord libérateur. Les applausissements fusent. On est content, chacun est satisfait de soi, d'avoir rempli son contrat, d'avoir su dissimuler ses hésitations par un savant art du playback, d'avoir été applaudi. On se congratule avec une authentique fausse modestie et surtout, on attend le verdict du chef, ses probables compliments ... il est sûrement content lui aussi. Et, en effet, le chef est content, content d'en avoir terminé ! Mais c'était un magnifique concert. Le public a été emballé (en France, le public aime toujours). On a déjà oublié que les ténors ont raté plusieurs départs, que les altis ont perdu un demi-ton dans leur passage solo, que les nuances tant peaufinées en répétition ont été sabotées, qu'on a sauté une reprise ... mais non ! c'était sublime. Et puis on n'est pas des pros, on a fait avec ses moyens et c'était bien. Très bien pour des amateurs. Puis après une troisième mi-temps libératrice, chacun rentre chez soi, les oreilles encore pleines de cette musique et des étoiles dans les yeux.